Rap et humilité épistémique

Pour le quatrième épisode de l’émission « Enfin, peut-être », nous avons parlé d’esprit critique en musique. Nicolas a présenté une chronique qui parle d’humilité épistémique dans le rap. La chronique ayant été raccourci faute de temps, elle est reproduite entière ici.

Vous pouvez retrouver l’épisode entier ci-dessous :

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Humilité épistémique ?

Alors je voulais faire une chronique pour parler esprit critique et rap français, et il y a tellement de chose à dire que je ne savais pas par où commencer. Puis j’ai finalement trouvé une idée, je vais vous parler d’humilité épistémique et de rap français. Alors d’abord c’est quoi l’humilité – ou prudence – épistémique ?
Assez simplement c’est prendre en compte les limites de nos connaissances, de nos jugements, c’est reconnaître que l’on peut se tromper, que nos raisonnements sont faillibles. C’est correctement quantifier notre degré d’incertitude.

C’est se poser la question que pose Damso dans Autotune : “Sais-tu seulement à quel point tu ne sais pas ?” et qui paraît faire écho au “Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien” de Socrate.


Sauf qu’en fait pas vraiment, dans son morceau Damso ne se pose pas la question à lui-même il l’adresse à une autre personne en l’occurrence à une de ses conquête. Alors que l’humilité épistémique c’est s’interroger soi-même sur les limites de nos capacités de jugement.


En fait, l’humilité épistémique c’est ni plus ni moins que l’esprit critique  ?
Alors oui et non : l’humilité épistémique, c’est simplement une composante de l’esprit critique. Une composante essentielle certes mais qui doit s’associer avec d’autres aspects. On en a déjà parlé dans cette émission, lors du premier épisode avec Kevin de Chechhi, on peut diviser les composantes de l’esprit critique en deux grands pôles : d’une part les compétences et d’autre part les dispositions

  • les premières ce sont des savoir-faire, des capacités que l’on acquiert (lire un article scientifique ou juger de la validité d’un argument)
  • les secondes ce sont les motivations qui font que l’on va effectivement utiliser nos compétences. 

Oui, autrement dit, les compétences c’est savoir nager et les dispositions c’est avoir envie d’aller à la piscine ?
Exactement. Et bien, l’humilité épistémique fait partie de ces dispositions. Ce n’est pas une compétence mais c’est un état d’esprit qui va favoriser l’esprit critique. Bon voilà, ça c’était pour redonner un peu le cadre. Maintenant revenons-en au rap !

Le rap peut-il être sceptique ?

L’image que l’on a du rap c’est plutôt celui d’un style très affirmé, très sur de lui, voire arrogant (c’est ce qu’on appelle parfois l’ego-trip) mais on va le voir le côté humble, prudent voire sceptique se retrouve également énormément dans le rap. D’ailleurs en préparant cette chronique je suis tombé sur un mémoire de master en philosophie intitulé “Le rap comme poétique du langage ordinaire” écrit par Manon Labourie en 2018 et dont l’une des parties s’intitule littéralement “Le scepticisme : un paradigme du rap”. Je vous en cite une partie : 

“Le doute, dans le rap (qu’il porte sur les usages linguistiques ou l’organisation sociale qu’ils induisent) semble être la première étape à la fois de la création artistique et de la conscience politique des MCs. C’est lui qui, provoquant un état de trouble, les pousse à s’interroger sur le réel tel qu’ils en font l’expérience, et à formuler ces interrogations de manière à ce qu’elles soient entendues”

Et bien c’est ce qu’on va essayer de voir aujourd’hui : trois manières dont l’humilité épistémique est représentée dans le rap français. Une première plutôt négative, une seconde plutôt positive et enfin une troisième partie qui parle d’enjeux politiques !

Le désespoir épistémique

Alors la première forme d’humilité épistémique dans le rap dont je vais vous parler c’est ce qu’on pourrait appeler le désespoir épistémique et c’est clairement pas la représentation la plus positive. On le retrouve souvent dans des morceaux très mélancolique où l’artiste décrit une situation d’impuissance, de désespoir ou de mal-être. Elle dépeint souvent un sentiment de perdition, d’errance ou de manque de repère.

Ce style là on le retrouve par exemple beaucoup dans le début de carrière de Soprano et notamment dans son premier album solo Puisqu’il faut vivre. Globalement c’était pas la période la plus fun pour Sopra et tout le long de l’album se mêle des éléments de doute et l’expression d’un profond mal-être : 

  • L’hypocrisie qu’on cultive pourrit notre sang”
  • “On claque notre” temps à faire des truc bêtes, mec. On utilise que les neurones de notre zgeg. Faut qu’on arrête, de partager ses péchés plus que son savoir. Faut essayer d’être vrai pour de vrai
  • “Parce que dans ma tête c’est confus” […]
  • “Des fois j’lâche, dans ma tête c’est le désordre”
  • “J’ai rien d’exceptionnel, j’suis qu’un jeune de plus avec des rêves”
  • “Comme vous voyez, j’n’ai rien d’intéressant.”

Dans ce cas là, le doute perd son caractère vertueux. Il mène à un nihilisme, un désespoir et sentiment d’impuissance alos qu’on l’a vu l’humilité épistémique est censé être un regard critique et mesurée face à ses connaissances qui nous permet d’avancer avec prudence. 

On retrouve aussi ce désespoir épistémique donc chez d’autres artistes connus pour leur style assez sombre comme Vîrus ou Casey qui (je l’ai découvert en préparant la chronique) ont eu un groupe ensemble nommé Asocial Club et qui ont écrit un titre bien nommé Mes doutes. Je vous propose justement la fin du couplet de Casey qui illustre bien cette coexistence d’un doute épistémique et d’un mal-être.

Mes doutes sont des morfals, je cherche une route mais laquelle ?
Je fais le grand pont dans les coins sombres où les gens tombent. Où les chansons qui nous ressemblent n’ont ni l’aval ni le tampon. J’ai le calibre sous le menton, je vis la nuit, fais le plancton Sous les crampons j’ai du goudron, je voudrais sauter du ponton

On le retrouve aussi chez Guizmo qui est aussi connu pour ces longs textes mélancoliques. Ici dans le morceaux C’est tout :

J’étais désorienté, des gens biens m’ont ouvert la porte. Et j’ai pas fait l’effort d’entrer. M’demande pas pourquoi, même moi j’en sais rien Mais s’il faut trouver des excuses, t’inquiète pas, j’en ai plein. C’est la nature de l’Homme, on s’ment pour se rassurer. Même si on est conscients que ça va pas durer.

Et pour finir sur cette première partie pas très joyeuse, je vous propose d’écouter un extrait d’un autre morceau mélancolique qui reprend un peu ces thèmes. Il s’agit de Mon texte le savon de Akhenaton. 

Du rien au tout, et puis du tout au rien
Juste que nous sommes rien du tout
En fait on sait rien, c’est tout

Bon j’ai commencé par une représentation assez négative de l’humilité épistémique. Ça se rapproche de ce que Manon Labourie appelle le scepticisme vécu dans son mémoire. Un concept qu’elle emprunte au philosophe Stanley Cavell et qui s’oppose à un scepticisme intellectualisé : c’est une forme de scepticisme involontaire, passif que l’on subit d’une certaine manière et qui naît d’un sentiment de décalage avec le réel.

Et si j’ai commencé par cette partie là, c’est justement pour contraster avec une représentation beaucoup plus positive de l’humilité épistémique. Ce sera donc notre deuxième partie.

L’humilité épistémique comme une force

Pour cette deuxième partie on va voir des exemples de représentations de cette humilité épistémique beaucoup plus positive.

Dans ces cas-là, la prudence exprimée sur ces connaissances n’est plus subie mais pleinement assumée, elle est une force. C’est une arme intellectuelle, artistique voire politique. 

Elle peut représenter une prise de recul pleine de sagesse sur ces anciennes croyances. Je pense par exemple à MC Solaar dans le morceau Clic-clic qui explique qu’il a changé d’avis sur les armes à feu. Je cite :

C’est un conte philosophique, c’est aussi une autocritique
J’étais fasciné par les guns, tout en restant pacifiste
Voir ce qui se passe dans le monde cela m’a donné le déclic
Ça commence par la haine et ça finit par clic-clic

On retrouve également cette prise de recul chez Abd-Al Malik dans Les autres qui revient sur un double changement d’avis. Dans un premier temps il est un petit voyou puis dans un second temps moralisateur. Mais il se rend compte que dans les deux cas il n’a jamais cessé d’accuser les autres. Voici un passage : 

Moi, j’continuais ma parodie, mon escroquerie spirituelle
Sauf que, j’me carottais moi-même, j’étais devenu un mensonge sur pattesQui saoule grave et qui sait même pas ce qu’il dit

Qui voit même pas que c’est un malade et qui dit comme ça
Qui dit comme ça, tout le temps il dit comme ça, il dit …
Les autres, les autres, c’est pas moi c’est les autres

Les textes du rappeur Médine sont également imprégnés de cette humilité épistémique. Voici ce qu’on trouve par exemple dans le morceau Le jour où j’ai arrêté le rap

  • Mourir pour ses idées, ça veut pas dire qu’elles sont toutes bonnes
  • J’suis celui qui dans les sondages répondra « sans opinion »

Dans un autre texte, Storyteller, très intéressant d’un point de vue de la pensée critique, on retrouve également : 

  • J’crois qu’l’histoire me trompe comme la longueur du mot abréviation. Alors j’veux plus savoir, j’veux m’protéger d’mes propres démons
  • Si on a qu’une langue et deux oreilles, c’est pour qu’on écoute deux fois plus qu’on parle

On peut aussi retrouver cette humilité épistémique sous forme humoristique comme dans le morceau “Débile” de Stupéflip qui nous montre que l’on peut rire de sa propre bêtise. Oui j’entend les puristes, c’est pas vraiment Stupeflip, c’est sur le projet en solo de Cadillac mais en featuring avec tous les membres de Stupeflip.

Allez pour terminer sur cette partie, je vous laisse un extrait un peu plus loin. Il s’agit d’un texte de Kacem Wapalek, dont on a déjà parlé, qui joue aussi avec le doute dans le morceaux “J’hésite” de Deadi.

Gagner en humilité épistémique ?

Alors on peut se poser une question : l’humilité épistémique est-ce que ça peut s’acquérir et si oui comment ? 

On l’a vu quand on parle d’esprit critique, il y a d’une part les compétences et d’autre part les dispositions. Les premiers (c’est comme apprendre à nager) c’est plutôt clair qu’on peut les apprendre et donc les enseigner. Mais une disposition (c‘est donc avoir envie de nager) comment fait-on ?
Alors la recherche sur le sujet est balbutiante mais une des pistes c’est de passer par l’exemple. Le fait de voir une personne que l’on estime faire preuve d’humilité épistémique, dire qu’elle ne sait pas, rire de sa bêtise ou changer d’avis, ça peut motiver à en faire de même.
Ca permet de normaliser l’humilité épistémique.
Et c’est pour ça que c’est cool de mettre ces morceaux là en avant. Des morceaux où le doute n’est plus une fatalité subie mais un outil intellectuel dont on peut se saisir.

Plus généralement, pour favoriser certaines dispositions, on peut regarder du côté du contexte. Par exemple, il est difficile de faire preuve d’humilité épistémique si tous les médias autour de nous mettent en avant des gens très sûrs d’eux et ne laissent que très peu de place à la prudence.

Et cela fait une transition vers la troisième partie : les aspects politiques de l’humilité épistémique. Bah oui reconnaître son ignorance c’est bien, mais ça pose des questions, au moins deux questions : d’une part celle des facteurs socio-economico-politique qui engendre cette ignorance et d’autre part l’ignorance par rapport à quoi ? à quelle norme de connaissance ?

Aspects politiques de l’humilité épistémique

Il y a deux aspects politiques que je voudrais évoquer ici. Premièrement, on l’a vu, l’humilité épistémique c’est avoir conscience des limites de nos connaissances mais on peut aussi réfléchir à l’origine de ces limites. Qu’est ce qui, dans notre contexte socio-politique, va favoriser la connaissance ou au contraire l’ignorance.

Dans 93 Hardcore du groupe Tandem sorti en 2004, un grand classique du rap hardcore qui a choqué par la violence qu’il décrit, Mak Gregor clame :

On est pertinemment conscient de tous nos échecs scolaires
Mais tout serait différent si la Sorbonne serait domiciliée à Auber’


Et oui si on est ignorant, ce n’est ni une fatalité, ni un hasard. Il y a des facteurs politiques qui l’expliquent. Et à savoir si la faute de français dans la phrase est volontaire ? Le mystère demeure mais c’est très certainement le cas.

On retrouve la même idée dans le morceau Alien du groupe Milk Coffee and Sugar que l’on avait diffusé dans le dernier épisode :

Parce que le monde qu’ils nous proposent m’indispose
Je le répète, je suis condamné à l’échec
Parce que les études de lettres et de philo, ça paye pas
Ils m’ont dit : « Petit mec t’es condamné à l’Éssec ! »

Ici ce qui est dénoncé c’est le système économique capitaliste qui défavorise les études de philo au profit des écoles de commerces et qui condamne donc à un certain échec ou comme cela est dit plus tard « condamné à être inadapté et à être un problème pour ceux qui veulent nous soumettre. »

Enfin deuxième et dernier point que je voulais aborder sur le plan politique de l’humilité épistémique. C’est une conception un peu différente de l’humilité épistémique qui ne s’applique plus à un individu et ses connaissances mais plutôt à un groupe d’individu, une culture et ses normes de connaissances.
C’est une vision notamment développée par la philosophe Amy Allen et qui s’intègre dans les questions décoloniales. De la même manière que, individuellement, je peux prendre du recul mes jugements personnels, il est possible aussi de prendre du recul sur nos conceptions de la connaissance, de la vérité, des critères de justification, de la méthode scientifique propre à notre civilisation. Dans ce cadre là faire preuve d’épistémique c’est être ouvert à d’autres savoirs et à d’autres modes de connaissances comme le dit Gaël Faye dans Pili Pili sur un croissant au beurre c’est « Partir ! Non pas pour voir de nouveaux lieux. Mais voyager, pour ouvrir de nouveaux yeux »

Mais dans le rap c’est plutôt la dénonciation de ce manque d’humilité épistémique qui est déploré. On peut le retrouver dans le très beau morceau de Georges Ka “Saigon”, qui parle de son voyage au Viet-nam le pays de ses ancestres. Elle racconte :

Parmi la foule agglutinée sur les trottoirs qui empestent
Y’a la bande classique de mecs en road trip Asie du sud-est
Certains gueulent leur commande comme des colons
Aux serveuses qui n’parlent pas anglais et qui n’ont jamais pris l’avion
À elles leur boss a répété que l’homme blanc était roi et
Au royaume des aveugles on pense d’abord à ses fins d’mois
Ils leur proposent des gros billets pour égayer la solitude
Les plus fières diront non, mais d’autres prendront pour leurs études
Quand j’vois ça j’ai la nausée, et ça f’sait p’t-être partie du voyage
Voir une fille, comme moi, pas la même vie mais le même âge
Sentir inscrit dans mes traits l’exil européen
Détourner le regard sans pouvoir oublier le sien

Ce thème est également abbordé dans Black-out de Youssoupha ou encore chez Casey dans Créature ratée :

Blanc ingénieur, noir ingénu
Au rang des seigneurs ou dépourvu de génie
Grand vainqueur à l’âme de gagneur ou fainéant et menteur
Tout ça dans un même corps réunit

Ce sujet est plus globalement les enjeux décoloniaux dans le rap français sont abordés dans l’article Les traumatismes (post)coloniaux dans le rap en
français : mises en musique d’une citoyenneté critique
de Karim Hammou.

Ce sujet interroge évidemment sur la manière dont on peut construire une épistémologie qui reconnait les contextes socio-politiques de production de connaissance sans tomber dans un relativisme naïf. Une question qui dépasse laaaargement le contexte de cette chronique !

Conclusion

Alors, on l’a vu à travers un certain nombre de textes, l’humilité épistémique est une disposition qui favorise l’esprit critique quand il est possible de s’en saisir  et qu’elle n’est plus une fatalité que l’on subie.
L’humilité épistémique est une attitude métacognitive (dans le sens où cette attitude d’observation de nos pensée) et en l’occurrence elle consiste à juger et exprimer son propre niveau d’incertitude.
Mais ce n’est pas à la seule disposition : on peut penser par exemple à la curiosité, l’ouverture d’esprit ou à l’honnêteté intellectuelle.

Et on l’a vu, ces dispositions doivent également se conjuguer avec des compétences plus techniques. Bref, l’esprit critique est vaste et de bien des façons les rappeuses et rappeurs s’en sont saisis. Ou en sont parfois des contre-exemples également intéressants d’un point de vue pédagogique. J’espère qu’on aura l’occasion d’en reparler.

Avant de vous laisser avec un dernier morceau qui incarne magnifiquement l’humilité épistémique, je voudrais faire une dernière remarque.

Les textes de rap, on l’a dit au début, portent souvent l’expression d’une assurance, d’une fierté voire d’une arrogance et peuvent paraître ainsi contradictoire avec l’humilité épistémique et donc l’esprit critique. Mais je pense que c’est plus compliqué, parce que des fois c’est utile aussi de pouvoir porter une voix avec de l’assurance, ou ça peut rendre un texte fort et puissant. Ca dépend du contexte et ça dépend de l’objectif ! Alors je me dis que l’esprit critique c’est pas tel ou tel comptétence ou dispositions épistémique qui marche tout le temps. L’esprit critique c’est peut-être plutôt savoir adapté son cadre épistémique en fonction du contexte et de l’objectif !

Pour finir, on va écouter une chanson de Jacques Brel. Alors, vous allez me dire, Brel c’est pas un rappeur Nicolas. Alors déjà je vais vous dire que c’est ma chronique je fais ce que je veux et puis en plus dans son style, ses textes où l’influence qu’il a eu, bah si Brel c’est quand même du rap.
La chanson qu’on va écouter c’est “Grand Jacques” et c’est un parfait exemple de prise de recul sur ses propres croyances.


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